comme un chuintement
Un chuintement d’air
Patrick Joquel
nathalie de lauradour
1
Au Nord
l’adret du Doublier
altitude
Au Sud
la Méditerranée
noyée au soleil
Sais-tu
que certains matins d’hiver
du mirador
on aperçoit la Corse
Devant toi
le mur béton
altitude 700 mètres
Silence épais
Souligné
d’un chuintement d’air
D’un jacassement de pie
Devant toi
la porte
Le verrou claque
Derrière toi
ça résonne
1BIS
Devant toi
long couloir
sans fenêtre
Devant toi
la grille
Le verrou claque
le bruit résonne
Devant toi
le carrefour
le poste du gardien
le gardien
uniforme
Derrière toi
la grille
Devant toi
la grille
Le verrou claque
son bruit résonne
Devant toi
nouveau couloir
tu avances
De chaque côté
des portes
2
Closes sur elles-mêmes
comme autant de coffres
dont on aurait égaré les trésors
les cellules se suspendent
aux trousseaux de clefs
des gardiens
Le cri des serrures
étouffe
un à un
les mots
Leur identité s’effiloche
aux aspérités des chiffres
Entre les mots et le poème
le choc sourd des verrous
électroniques
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Ici
respirer déchire la langue
Elle s’accroche aux barreaux
Elle s’y suspend
Comme un linge
en l’absence de vent
elle se tient muette
Quel poème
oser
pour donner forme
à l’ombre
et
grimper
au plus haut du langage
afin de renouer avec le sens
4
Jour après jour
identique
et toujours égal à lui même
un mur tourne autour de toi
Il te râpe
et
lentement
te transforme
en sable
Chaque grain compte les jours
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Les jours se suivent
vides
identiques
Juste les suivre
Ils passent
Te rident
te blanchissent
te tournent en rond
5
Entre dehors et dedans
le mistral se déchire
aux rouleaux de barbelés
Vagues immobiles
dont les surfeurs plastiques
sont frappés de logos commerciaux
Les sacs
aussi légers soient-ils
ne franchissent pas le mur d’enceinte
Ils claquent au ciel
leurs froides prières
6
Dans ces couloirs privés de soleil
tes mâchoires se serrent
Respirer oppresse
Sur ton épaule
un ange
murmure
ses ailes
Le long des nuits cernées de projecteurs
quand un bref éclat d’obscurité
lui permet d’apercevoir
glissant sur sa lointaine orbite
un satellite de communication
il te sourit
6BIS
Les étoiles
les avions
clignotent
dans ton petit carré de ciel rayé
Des vies
en vol
Des vies
tu en voies aussi
sur ton rectangle à images
Des vies
des voix
du paysage
Oui
de l’espace
7
Dehors
le lièvre et le crapaud
les pâquerettes
la buse et le chant des chênes
tous ces petits bonheurs
en liberté
Libres
comme flocons de mars
Flocons légers
qui fondent sur le sol de la prison
mouillent le goudron
puis
suivent
tranquillement
les canalisations d’évacuation des eaux
Tu rêves d’être soluble
8
Ici
le poème vit séparé de la terre
Avec son désir
dru
entre ses testicules en berne
son corps n’a plus aucun poids
mais
il est si lourd à coucher le soir
que toute semence a déserté
sa présence
8BIS
Ici
tu lis des mots
tu lis des livres
toutes sortes de livres
même du poème
Tu lis parfois un poème
à voix haute
et tu te retrouves alors
tout entier dans ta voix
et dans les mots du poète
Complices
À égalité d’être
simplement humains
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Si
dans la bibliothèque
ton regard ne s’ébréchait pas
aux barreaux
tu pourrais te croire
vraiment
vivant
parmi le bruissement des voix
et non
retranché dans l’attente
Hésitant
à tourner la page
10
Tu te tiens à la lisière du mot
air
Tes yeux tremblent
Tu bégaies
Tu voudrais
fendre
le silence
à la hache
Ton regard s’attarde
auprès d’un fragment de ciel
azur
Tu voudrais respirer
à pleins poumons son eau
mais il est trop vaste
et les intervalles
entre les barreaux
trop étroits
11BIS
Tu retiens les mots
lèvres serrées
main en suspension
Comme à l’affût
oui c’est cela
tu guettes
L’instant d’oser
Oser croire en toi
en ta langue
Oser être
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Tu tiens tes mots en laisse
Leur donner voix
ce serait permettre aux murs
de les étouffer
Les encrer figerait leurs vagabondages
Te livrer ou te retenir
Là
est ta liberté
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Cartouche vide
l’encre a coulé
Sur la feuille
sèche un poème
Quelques signes
en témoignent
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Que viens-tu faire ici
petit poème
Comment es-tu entré
?
Es-tu tombé du ciel
?
As-tu sauté le mur
?
Tu ne portes pas de numéro matricule
Qui es-tu
pour marquer ainsi
le papier de ton empreinte
?
En toute impunité
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Par la fenêtre ouverte
un papillon de nuit entre
et te tient compagnie
Il te raconte ses hauts vols
la brûlure de l’espace
et la palpitation des cistes mauves
Tu ne dis rien
tu écoutes
Tu apprends sa langue
avec la patience de la chenille
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Il y a de la terre en toi
de l’arbre aussi
du ciel
du rocher
et tant de lumière en toute saison
qu’aucune barrière n’aura raison de toi
aussi longtemps
que tu resteras fidèle à toi-même
De septembre 1997 à mai 1999, le mercredi matin, de 8H30 à 11H30, j’animais deux ateliers d’écriture dans le service scolaire de la Maison d’Arrêt de Grasse : l’un avec les adultes, l’autre avec les mineurs.
Quelques années plus tard des moments, des visages, flottent encore et toujours dans ma mémoire, icebergs étincelants ; ces poèmes en constituent comme les parties émergées…
Patrick Joquel
http://joquel.monsite.orange.fr