rien, le bouquetin
(c)Patrick Joquel
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Rien, le bouquetin
1.
Rien ne t’appartient Man. Rien. Pas même ta vie. Le souffle qui te traverse te quittera et tu ne sais pas quand. Par surprise. Oui c’est ça. C’est une peu ça : la vie comme une surprise. Pleine de petites ou de grandes surprises. Bonnes ou moins bonnes. Tout se tient dans la surprise, tout est égal. Comment juger ce qui est bon ou ce qui est mauvais ? Le pied arrière passe à l’avant et le nouvel arrière le double à nouveau. Se retrouve devant. Quel que soit le terrain. Jusqu’au dernier pas. Au dernier souffle.
Rien ne t’appartient Man. Ton souffle, si tu le voulais, tu pourrais le couper. Si facile. Laissons le choisir son moment pour te quitter. Ton corps abandonné sur la Terre libérera lentement ses atomes. Tout ce qui constituait ta chair retournera dans l’univers. Sans souffle te voilà comme avant. Dans le Tout. Dans le rien. Diffus. Ton corps abandonné… et tout ce qui te rendait unique… Ta façon de pencher la tête et de sourire. Ton éclat dans le regard. Ta voix. Tes mots. Ton humour. Tes veillées pipe et whisky d’Islay… Ta manière si particulière de te sentir présent au Monde, tout cela disparaîtra, soluble, avec ce souffle. Que restera-t-il de toi ? Quelques souvenirs de moments partagés… Quelques cairns sur ta trace déjà effacée… Rien qui dure vraiment. D’ailleurs à quoi bon durer sur cette Terre en perpétuel mouvement ?
Rien ne t’appartient Man. Respire. Un chocard avec son bec jaune traverse ta vision. Tu le suis des yeux. Son vol te panoramique le regard, horizon net en fond de teint. Le noir, il connaît cela le chocard. Ce n’est pas sa pointe de jaune dur qui le niera. Son cri légèrement sifflé scande son vol. Ton silence prend une nouvelle dimension. Ta liberté aussi. Rien ne t’appartient. Un lent sourire ouvre ton visage.
Tu es là, assis sur ce rocher de sommet comme sur un trône. Tu ne peux pas aller plus haut aujourd’hui. Ton regard infuse le paysage comme un phare à l’extrême ralenti. Tu as le temps. Tu es au monde. Tu t’appliques à devenir rocher. Le soleil et la brise se disputent ta peau. Tes yeux parfois se ferment. Tout disparaît alors sauf ces sensations de froides et chaudes caresses alternées. Les cris des chocards. Quand tu les ouvres le bleu te crie les poumons. Tu viens au monde. Autant de fois que tu le veux. Jouer à naître et laisser ce lent sourire tirer les coins de ta bouche à en plisser les yeux. Respire Man. Tu es vivant.
Mais rien ne t’appartient. Man. Rien. Le vertige des pentes. L’enfilement des cols et les lignes de crêtes en marée haute aussi loin que porte le regard tant la lumière limpide ce brin de planète. Rien n’est à toi. Tu es juste là. Avec. Et tu arpentes, funambule songeur, quelques arpents de ces territoires. Ton envie de marcher. Ton envie et rien d’autre…
Tu suis des yeux les hauts cheminements de l’été dernier. La neige en ce jour de novembre les recouvre. Rien ne t’appartient ; cependant tu as traversé tous ces lointains espaces autant que le souffle te traverse. Pour le moment tu es vivant. Tu reprends ton cheminement sur la crête. Songeur comme un chocard.
**
Les muscles de ton ventre chantent les joies de ton corps. Ta respiration profonde en écho. Tu es traversé. La vie te traverse. Le souffle. Le sperme. La vie, tu es comme un jouet pour elle. Elle passe à travers toi et se poursuit. Tu ne sais pas ce qu’elle cherche à atteindre ainsi. As-tu besoin vraiment de donner un sens à tes jours ? Accompagne-les simplement. Dans le plus grand respect possible et aussi léger que possible. Aussi léger…
Tes pas te ramènent vers les goudrons. Vers la ville. Et les gestes que la ville attend de toi, tu les revêtiras. Garde juste en toi suffisamment de cet espace, de ce silence. Garde suffisamment de chocard en toi pour demeurer léger.
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Nonchalant comme un bouquetin. Et silencieux. Voilà ton rythme citadin. Ou du moins celui vers lequel tu tends. Tu voudrais tenir. Car l’accélération vient en sourdine. Avec la litanie des « il faut ». La scansion des « on devrait ». Les fouets des « Vite ! Vite !». Tu perds rapidement pieds et tu entres dans le tourbillon. Les yeux dans les œillères. Oreilles cirées. Tu entres dans l’automatisme. « Ceci est un homme à tout faire. Choisissez la tâche et appuyez sur le bouton correspondant ».
Tu oublies le pas de côté. Le décalage. Le bref instant ou le regard happe le ciel. Le rumine. Te recale à ta juste place. Toi. Homme. Verticale de 1m72 en mouvement sur une planète en mouvement dans une galaxie elle-même en mouvement dans un univers lui-même… Voilà, comme un bouquetin sur sa vire, respire. Tu sens l’immense ? Ce parfum d’infini ? Rien ne t’appartient Man. Un peu de vertige. Juste un peu de vertige. Tu inspires. Et l’urgence fusionne dans l’horizon d’une pupille jaune. Voilà. C’est à quel sujet ? ok man ! ok.
Ton action n’a pas plus de sens que tout à l’heure mais au moins elle ne t’exécute plus. C’est toi qui l’exécute. Ça ne change rien au résultat mais dans le geste et en toi, tout est différent. Légèrement humain. Le sourire entre en jeu. Le pétillement du regard, de l’esprit aussi. Ce n’est pas forcément l’état de grâce encore mais tu en as pris le chemin. Le décalage puis le détachement en sont les premiers jalons.
*
Tu te plonges jusqu’à l’incandescence dans le présent. Ce présent continu…
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Mourir ici et maintenant : d’accord. Continue à marcher. D’abord.
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Souviens-toi du génie du bouquetin !
(c)Patrick Joquel
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