PATRICK JOQUEL Sur ce site, mon agenda des manifestations, des animations ainsi que les dernières publications.

lectures de octobre 22

Lectures d’octobre 2022
Patrick Joquel
www.patrick-joquel.com

poésie

Titre : pouvoir rêver
Auteur : Albane Gellé
images : Valérie Linder
Éditeur : L’Ail des ours, collection Graines d’ours 1
Année de parution : 2 022
Un livre de poèmes se joue sur le temps long. Sur des années. Bien souvent les éditeurs de poésie ne disposent pas de ce temps long, pour diverses raisons (santé, économie…). Au fil des années, un livre de poèmes devient plus ou moins « collector », rare et une bibliothèque de poésie recèle ainsi des trésors de poèmes bien sûr, mais aussi d’objets rares, d’histoires humaines partagées. Ce livre d’Albane Gellé, elle l’explique elle-même, a une histoire qui commence en 2001 au Dé Bleu, puis s’est poursuivie en 2014 chez Cadex. Les deux tirages sont épuisés depuis longtemps ( j’ai un exemplaire du Dé Bleu : En toutes circonstances). Le livre renait aujourd’hui dans la collection Graines d’ours des éditions L’Ail des ours.
Pas tout à fait le même, pas tout à fait un autre, il aura sa place dès la maternelle et au-delà bien sûr. Les images de Valérie Linder portent la légèreté des rêves et s’accordent ainsi aux poèmes. Des poèmes courts, des poèmes pour regarder le monde d’un autre œil, celui d’un imaginaire rêveur et tranquille. Une jolie pépite que cette nouvelle édition.

Trois poèmes du livre
j’ai mis dans ma tête
une boîte à musique
un arbre tout seul
et trois étoiles de mer
pour pouvoir rêver
en toutes circonstances
*
en haut de la montagne
le soleil refuse
(pourquoi ?)
de se coucher sous la table

*
Au 10, rue de l’espoir, assise sur le
trottoir, une fourmi même pas noire
agitait l’un de ses neuf cent trente-sept
mouchoirs. Elle pensait encore aux
pépins de poire qu’elle avait rangés
dans son tiroir, la veille au soir quelle
histoire.
*

https://www.editions-aildesours.com/pouvoir-rever-albane-gelle-valerie-linder/

**
Titre : L’Eldorado de la méduse
Auteur : Jean-Michel Delambre
Éditeur : Éditions Henry
Année de parution : 2 012
Le temps du livre échappe à l’actualité, au rythme des infos qui jalonnent nos jours. Il aura mis dix ans à me rejoindre, au hasard d’une rencontre avec l’auteur lors d’une dédicace à Cogolin. Jean-Michel Delambre a écrit ce livre dans le Nord. Près de ce qu’on a appelé « la jungle de Calais ».
Une traversée de France. Comme un écho aux traversées de ceux qu’on appelle « migrants » ou « sans papiers »…
Ce petit livre de poèmes est une rencontre avec quelques uns de ces hommes partis de chez eux pour une lointaine Angleterre.
Un témoignage. Un bouleversement.
On ne peut pas rester insensible à ces détresses, à ces volontés. Les mots aussi les accompagnent autant que les repas gratuits des associations, les tentes et couvertures offertes ou les soins des Médecins sans Frontières.
Un petit livre qu’on lit sans le lâcher ; puis qu’on relit. Le temps de mettre des corps, des regards, des espoirs sur ces silhouettes, ombres évoquées.
À lire dès dix ans et sans âge de péremption.

https://www.editionshenry.com/index.php?id_article=289

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Titre : Rachida debout
Auteur : Jean D’Amérique
Éditeur : Cheyne
Année de parution : 2 022
15€
Comment la poésie s’empare des actualités ? Comment créer des passerelles entre le réel, l’humain et les mots ?
Jean D’Amérique propose dans ce livre une piste de réponse. Une piste car chaque poète arpente la sienne et aucune ne se ressemble sinon par le sujet.
Des poèmes oui, chacun peut se rendre indépendant ; mais aussi un « comme un récit ». Une suite de texte qu’on peut lire d’une traite, qui offre une possibilité de mise en voix autant qu’en scène (ce qui a été réalisé en Avignon en 2021).
Des poèmes sur la liberté, le désir d’aller, d’ouvrir portes, fenêtres et cœurs. Des poèmes sur l’exil, la migration. Des poèmes sur la douleur de vivre en chemin, en terre inconnue autant que sur la joie d’être vivant sur le chemin.
Un livre dense, fort et plein d’espoir. D’optimisme. Aller de l’avant, prendre le risque, oser la liberté. Des mots qui accompagnent toutes celles et tous ceux qui hésitent à se mettre debout, ou bien qui ont déjà commencé à marcher.

À lire ou à mettre en scène, dès le collège.

Quelle est la formule de l’âge ?
Comment l’arbre négocie
la distance avec le ciel ?
Rachida debout.
Un long trajet jusqu’à nous.
Il y a longtemps qu’elle grimpe
le mur de l’enfance.

Rachida reprend la route.
Elle marche.
Rachida court
dans les bras chauds de la ville.
Elle prend le bus, elle prend le métro.
Elle regarde la foule, elle regarde les gens,
avec les yeux de l’intérieur.
Elle sait que
si elle ne voit personne, elle est pauvre.
Mais elle… personne ne la voit.
Personne ne prend le temps de la regarder.

Elle ne se ferme pas pourtant,
elle n’éteint pas ses étincelles,
elle ne dit rien au ciel bas,
elle ne compte pas sur l’absence,
elle regarde encore plus loin,
jusqu’à fouiller des puits solaires
dans les êtres.

Rachida tombée,
Rachida levée.
Rachida debout,
parce qu’elle sait qu’être humain
c’est le métier le plus rentable pour le cœur.

https://www.cheyne-editeur.com/index.php/poemes-pour-grandir/387-rachida-debout

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Titre : Ukraine, 24 poètes pour un pays
anthologie établie par Ella Yevtouchenko et Bruno Doucey
Éditions Bruno Doucey
Année de parution : 2 022

Un livre né dans l’urgence. Les premières pages témoignent de la gestation et de la préparation de cet ouvrage. À quoi bon des poètes ? Une tentative de réponse parmi tant d’autres. En un peu moins de 300 pages. Une tentative de donner la parole à ceux qu’on n’entend pas, à ceux dont la voix est couverte par le fracas de la guerre. La langue en partage, au-delà des langages, la langue des humains pour tenter de vivre plus haut que possible.
C’est la génération Maïdan qui ouvre cette anthologie, une génération née dans les années 80/90. Puis au fil des pages, les poètes vieillissent…

Ella Yevtouchenko, une jeune femme devenue passeuse de tous ces textes ; elle les a traduits en français, Bruno Doucey a veillé à leur adaptation (j’en sais quelque chose pour adapter les textes de BD et de mangas Ukrainien des éditions Studios Minimus en français).
colliers de jours identiques
matins d’espoir soirs de fatigue
jours gris comme perles d epluie
fil après fil
le temps de la guerre tresse sa corde

entre une ville et une autre ville
entre hier et demain
entre pouvoir et devoir
notre amour
vaillant
funambule au-dessus de l’abîme
*
Olena Herasymiouk
Avec deux extraits de sa Chanson de prison, poème épique mis en scène en 2016 à Kyiv.
j’ouvre les fenêtres et j’entends le feu
j’ouvre les yeux et je vois le feu
je sors sur la place et je vois le feu
les garrots tourniquets fondent
las wagons transportent du feu
ce n’est pas de la musique qui tinte des cafés, mais du feu
je rencontre des gens mais ne vois que le feu
….
*
Grygoriy Sementchouk dirige depuis 2015 le festival international Mois des lectures et des auteurs à Lviv.
… je rêve parfois de cette journée d’août
et du silence
le silence
le silence déprimant de la guerre
qui dure réellement
et pas seulement en rêve
*
Bohdan-Oleh Horobtchouk
les poèmes se répondent, comme des échos d’humanité.
… le silence est le chant des torturés à mort
qu’il est impossible d’entendre

le monde tourne comme un disque rayé
avec des sillons circulaires comblés de corps
et des trous d’obus sur lesquels trébuche l’aiguille de l’attention

les restes calcinés de la poésie
attendent qu’on les enterre

la corneille
mère noircie
s’incline sous le cri
3 avril 2022
*
Iryna Tsylik

Que perdons-nous alors ? Nous, libres, joyeux et amers.
Nous tenons un bouquet de souvenirs et une touffe de bonheur.

mais ici nous détenons pour l’heure
des aubes rouges dans les champs de mines et de coquelicots,
des petits-déjeuners paresseux, du vin, de la rosée, de l’eau.
Des visages bronzés et tannés. La route et sa poussière.
Printemps, été, automne, hiver… et puis la guerre.

*
et ce poème d’Oleh Kotsarev qui me renvoie à un autre d’Henri Michaux
Henri Michaux d’abord :
J’étais autrefois bien nerveux.
Me voici sur une nouvelle voie :
Je mets une pomme sur ma table.
Puis je me mets dans cette pomme.
Quelle tranquillité !

Et celui d’ Oleh Kotsarev
Conversation pendant le ménage

à quoi penses-tu ?

Certainement pas à la pomme sous le canapé
je suis poète tout de même

oui tu es poète
et c’est pourquoi tu dois penser
à la pomme sous le canapé
*
Halyna Drouk
Vieillir à cause de l’actualité,
avoir les cheveux gris de fumée noire,
à travers le trou béant
d’un immeuble qui fume encore
voir le lointain soleil de l’Europe se coucher

supporte-nous comme de mauvaises actualités
supporte-nous comme des médicaments incommodants
supporte-nous comme un accouchement prématuré
ce qui naîtra sera à toi
que ce soit suave
que ce soit amer
*
ludmyla Khersonsky
guerre. Jour 102
bonjour, bienvenue à la maison.
Pardon, on n’a pas fait le ménage.
Hier un missile est tombé dans la cuisine
après avoir détruit plusieurs étages.
Pour cuisiner c’est très inconfortable,
ici il y avait un poêle, là une table,
pas grande, couverte d’une nappe brodée,
ne vous déchaussez pas, il y a partout des éclats,
allez dans le couloir qui se trouve entre deux murs,
asseyez-vous sur le sol, je vais y poser une couverture,
servez-vous, mangez des sucreries, prenez-en plus,
faites comme chez vous.
Juin 2022
*
impossible de citer tous les poètes de cette anthologie, une seule urgence : entrer dans une librairie et se le procurer. Des textes d’absence. Des textes du quotidien : abris anti-aériens, cimetières, soldats… des textes qui résonnent avec les images que l’on reçoit en France ou ailleurs. Leur force est dans les mots, dans la voix. Les poètes complètent l’information. Ils l’accompagnent de leurs voix, de leurs mots, de leurs émotions. Il ne s’agit pas de débattre entre le journaliste, le combattant, le civil, le poète mais simplement de rester unis dans la détresse, unis dans l’espoir d’un jour la paix.

https://www.babelio.com/livres/Doucey-Ukraine–24-poetes-pour-un-pays/1445944

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Patrick Joquel
www.patrick-joquel.com