PATRICK JOQUEL Sur ce site, mon agenda des manifestations, des animations ainsi que les dernières publications.

Au fil du Monde

échos du monde
*
j’aimerais tellement ne pas écrire ces textes en écho à l’actualité. Ils existent et je les offre via mon site. On peut les partager (m’en informer est sympa mais pas obligatoire). Que valent les mots des poètes s’ils restent lettre morte?
(c) Patrick Joquel
*
2025
de retour chez moi
accroupi sur les gravats
de tout mon passé

*
un guerrier commercial
voulait vendre ses produits
et uniquement les siens
au peuple de son pays
il brayait comme un âne
pour de hauts droits de douane
il brailla tant et tant
que bien évidemment
on ne trouva plus rien
d’étranger sur les étals
des magasins d’son pays
*
stupeur et résignation
le président aboie
il aboie territoire
minerais et or noir
jamais d’humanité
ni de droits des hommes
ils n’existent pas
ni dans sa bouche
ni dans son esprit
il ne connaît que
son bon droit à lui
intérêt bancaire
et bien personnel
*
devant les mots du menteur
nul ne sait vraiment quoi dire
de la surenchère
crier plus fort que lui
*
il a été condamné au pénal
mais reste quand même président du pays
et tout le monde ou presque applaudit
y’a quekchoz qu’j’comprends pas
*
trouver un ennemi de l’intérieur
et lâcher les fauves sur lui
pas compliqué
chercher la différence
et la montrer du doigt
en vociférant
en l’accusant de mille maux
et puis laisser faire la vindicte populaire
pas compliqué
*
droit devant pour la vie
un missionné divin
conduisait son pays
à tombeaux grands ouverts
il n’écoutait personne
se moquait des avis
et censurait sans fin
les voix contestataires
*
plus c’est gros mieux ça passe
cet énorme mensonge
jeté en pleine face
bien qu’incroyable est cru
on l’absorbe en éponge
et puis on est tout nu
ruiné rasé tondu
*
un répresseur massif
réprimait à tours de clefs
les ennemis de l’intérieur
il les enfermait pur beurre
quelques uns par ici
et les autres par là
chacun restait passif
par peur d’aller ici
par peur d’être par là
*
je ne comprends pas
qu’un exilé fiscal puisse se dire patriote
et qu’on le croit
?
je ne comprends pas qu’un coupable devant la justice
puisse être élu Président
 ?
je ne comprends pas qu’un menteur prouvé puisse continuer à mentir et qu’on le croit
?
*
on aura essayé l’humain
on aura essayé le respect
l’amitié la bienveillance
le tous ensemble
et ce désir d’avenir meilleur
on aura essayé
et à la fin
le pognon le plus fort gagne

jusqu’à quand ?
*
un nettoyeur de territoire
investissait dans les balais
les râteaux et les tractopelles
il adorait jeter l’Histoire
d’un doigt bancaire à la poubelle
déblayer les gens tout casser
pour construire alors en été
un paradis où miel et blé
ruisselleraient comme du lait
détruire et bâtir s’enrichir
c’était son refrain préféré
*
un menteur de compétition
en inventait un chaque jour
toujours plus gros toujours plus lourd
il mentait en mondovision
certains l’adoraient comme un dieu
le priaient de leur être favorable
d’autres le traitaient de diable
et rêvaient de le cuire à petit feu
ceux-là voulaient devenir sourds
*
bienvenue dans l’obscur
ici on efface
quoi ?
La science
non ?
Si les faits documentés
prouvés
on les efface
une simple pression sur la touche delete du clavier
et voilà
tout va bien
arrêtez d’avoir peur
si je vous le dis
c’est que c’est vrai
clame le menteur professionnel
le climat va bien
il varie
comme d’habitude
tiens ça me rappelle une chanson
les clandestins
ils ont la nostalgie du pays
si je vous le dis
c’est que c’est vrai
embarquons-les à bord d’un avion militaire
embarquons-les menottés
que le monde entier comprenne bien qu’ici
on lave plus blanc que blanc
et tant pis pour les oranges que plus personne ne cueille
chacun n’a qu’à se débrouiller pour se servir au verger
les fonctionnaires
ils ne servent à rien n’est-ce pas
ils coûtent chers
si je vous le dis
c’est que c’est vrai
on s’en passera
ils aiment tant fainéanter
offrons-leur l’opportunité d’un H24 sans contrainte
*
j’arrête les guerres
toutes les guerres
si je vous le dis
c’est que c’est vrai
clame le menteur professionnel
comment ?
Et bien contre des contrats bien juteux
pour qui ?
Pour nous voyons
si je vous le dis
c’est que c’est vrai
tout va bien

cessez de craindre le pire
je vous offre un avenir radieux
merveilleux
formidable
si je vous le dis
c’est que c’est vrai
*
2024

Comment imaginer ?
Même avec les photos du Monde ce que subissent les uns
les autres
je n’ai que des mots
je les partage au bord d’un café
sur un écran
que des mots
des yeux embués
la voix serrée
le droit d’écrire
que l’œil pour œil dent pour dent
c’est dépassé
ça devrait être dépassé
depuis le temps
quand serons-nous Humain ?
*
comment imaginer ?
La vie parmi la poussière
les décombres
les rues dévastées
vivre en ruines
du sable entre les doigts

comment imaginer ?
L’impuissance et la colère
l’abattement et le désir
soupirs et
quel mot choisir ?
Face à ceux qui arment leurs mains
leurs regards
et détruisent
détruisent
détruisent
*
sous l’uniforme
un corps
le tien
tu l’accroupis
dos contre un arbre
ton regard fixe le sol
les feuilles d’automne
petits clartés dans les grisailles du jour
petits yeux d’enfants dans un parc
loin dans ta mémoire
très loin
au-delà de la fatigue
leurs rires en grelots
petites clartés dans le lointain d’un jour gris
un jour d’immense et lourd silence
*
2023
un effaceur de mémoire
vidait les musées
effeuillait les livres
brûlait les archives
et les vieux grimoires
plus rien ne restait
dans son trou noir
sauf la force vive
d’un dictateur ivre
de son pouvoir
*
Tu marches dans la rue
immeubles en ruines
écoles détruites
litanie des pleurs
tu marches
hagard
état de sidération
tu marches
tu marches sans t’arrêter
jamais
sans jamais mourir
*
vivre sous tente
sur un pick up couvert de vent
à la belle étoile
sous un porche branlant
la vie d’avant ne se souvient plus de ton nom
celle d’après est trop lointaine
le présent
en ruine
survit avec toi
*
Bakhmout
tu ne vois plus ta ville en ruines
tu n’entends plus filer les obus ni leurs chutes
tu ne sens plus l’odeur des narcisses
tu ne goûtes plus la vie
tu ne touches que ton corps
pour t’assurer de sa vie
de ta survie
au jour le jour
plus rien d’autre n’a de sens
*
marcher dans la rue
manifester on dit
pour une liberté
pour dire halte aux soumissions
juste avec le corps
car les mots sont interdits
ceux qui dénoncent
ceux qui souhaitent
alors
tenir en main et bien haut
une feuille blanche

*
2022
on ne maîtrise rien
ou si peu
à peine la théière
alors théions
aux merles de l’aube
à l’indifférence des étoiles
à l’aurore
et à ce parfum de froid encore hivernal
pas de sucre merci
je suis assez doux
*
partageons l’instant
en trinquant nos mugs et nos tasses
nos gobelets ou nos bols
que nos bruits soient légers

là-bas le jour s’est déjà levé

sur quels décombres
?
avec quels cris
?
quelles explosions en boucle aux oreilles
?
visions de façades éventrées
de maisons effondrées
de silhouettes sidérées
de silhouettes de secours
de silhouettes en fuite
de silhouettes à terre
de corps immobiles

ici
de chics costume/cravate pérorent aux écrans de nos cafés
« Nous allons accueillir ces réfugiés, bien sûr, c’est notre devoir humanitaire. Ils sont européens n’est-ce pas ? Intellectuels de surcroît ! »
etc etc
nous voilà rassurés
à vot’bon coeur m’sieursdams
l’humanité est en marche vers des lendemains
patati patata
tous ne chanteront pas
car
certains cependant s’opposent déjà
« des réfugiés en plus des migrants ? Impossible ! on en a déjà trop ! ça déborde ! Soyons sérieux : quand la tasse est pleine comment y ajouter un nuage de lait ? quand c’est plein : c’est plein »

hier ou avant hier
et aux mêmes heures des mêmes écrans
les mêmes costume/cravate parlaient d’autres peuples en fuite
et utilisaient pour eux d’autres mots
« migrants envahisseurs
sans bagages
terroristes en puissance »
et beaucoup applaudissaient des deux mains
avant de les ramener autour de leur tasse
une gorgée paisible
un air de « ouf sauvé »
nos lendemains chanteront
patati patata
ou ne chanteront pas

sur les écrans de nos repas
entrée plat dessert
déluge de bombes et de paroles expertes
« des gens en fuite
des migrants des réfugiés
des réfugiés des migrants »
vertige
on ne sait plus qui est qui
ni qui fait quoi
ou quoi fait qui
ni comment ni pourquoi

des corps d’humains
tous âges et tous sexes
des peaux et des dieux différents ou pas
des statuts figés par des mots
chacun dans sa case comme un jeu de l’oie
et si certaines cases comptent double
d’autres passent leur tour ou deviennent prison
ou encore élimination directe
ou bien retour à la case départ

vocabulaire et météo variables
de part et d’autre des écrans

où sont passés les mots
égalité
fraternité
liberté
ou bien ceux comme
respect
solidarité
?
*
nuit paisible ici
nuit bombée là-bas
silence ici

ciel gris
lumière grise
pas d’ombre
quartier figé
comme en attente

espoir d’un cessez le feu
là-bas
d’une trêve
mon écran flamme cet espoir
les images pleurent
le plaisir destruction m’échappe

ici
le ciel est vide
plus aucun étourneau
ils sont partis
ils ont migré vers le Nord
chassé par cette première lune de printemps

migration
réfugiés
une pie se moque de ma réflexion
partir
devenir voyageur
devenir errant
réduit à sa plus simple expression
un corps en mouvement
un regard
une voix
un souffle
juste un souffle sans toit
sans rien que sa peau sur les os
quelques vêtements sur la peau

devenir migrant
chercher un refuge
un refuge où poser son exil
le poser un moment
un moment aux avenirs incertains
juste un refuge
*
5.38 am
premier merle au noyer
un peu de jaune et noir dans la nuit encore étale
quelques trilles en écho des bombes là-bas
je sais
facile d’écrire en écoutant un merle
et en buvant un sencha
est-ce que là-bas les merles appellent aussi la lumière
 ?
avec ses livreurs de journaux
ses fours de boulangeries aux pains frais
ou bien
est-ce que tout est frappé
stupeur à tous les étages
peur en prime
?
un peu de jaune et noir parmi les rues des villes sans lumières
fracassées d’impacts et d’incendies
juste des mots-migrateurs
comme on tient dans ses mains parfois
une bougie solidaire
si peu
si rien
si présent
in mots de Paix et d’Espérance, Oxybia
*
seul
dans la foule
attendre un train
pour un ailleurs paisible
un sac et dix mille souvenirs pour laisser-passer
seuls par milliers
? pour horizon
les poings serrés sur la poignée d’un sac dérisoire
un train
une vie exilée
migrant pour les uns
réfugié pour les autres
seul avec son humanité
seul avec son corps errant
sur un quai aux pas perdus
seul en attente d’un train
in mots de Paix et d’Espérance Oxybia
*
ici
la mer
le ressac tranquille et solaire
soleil hivernal
la plage
ici trois pigeons picorent les grains de sable
et là-bas corbeaux et goélands picorent des grains de peau
ici
trois voiliers
un pointu et son filet
là-bas un navire de guerre et ses missiles
quelqu’un marche sur la promenade et compte les corps alanguis sur leur serviette de bain
là-bas quelqu’un marche sur la promenade éventrée et compte les corps fracassés

même planète
même heure gmt
simultanéité d’univers si différents
*
tu apprends les sons d’un nouveau vocabulaire
missile obus roquette etc
des mots que jamais tu n’as cherché
des mots à ranger à présent en ordre alphabétique
et au garde à toi
chaque index à son tympan
tu apprends les formes d’une écriture jusque là inconnue
véhicules carcassés
bâtiments éventrés
ponts effondrés
corps cadavrés
des lettres mortes à épingler au tableau noir des voix perdues
chaque main à son œil
tu apprends les odeurs d’un temps émietté
fumées poussières et puanteurs flottent sur ta ville
tu sautes d’un enfer à l’autre
gigantesque marelle à ciel ouvert
un minuscule caillou lisse en poche
*
un migrant
pourtant blanc
pourtant européen
pourtant chrétien
pourtant éduqué
bref un réfugié quoi
refoulé à une frontière européenne
ça n’existe pas
ça n’existe pas
et pourtant oui
faute de visa
liberté de circuler entravée
une frontière
c’est du sérieux
patte blanche obligatoire
et sourire oblitéré
passeport composté
sinon
passage interdit
une frontière
c’est du sérieux
ça se contrôle
question de protection intérieure
question d’humanité à variabilité aléatoire
aux bons soins de l’élu responsable du pays
et sans majuscule
in antho frontières doucey
*
l’escalier desservait plusieurs étages
plusieurs appartements
chacun rentrait chez lui
cocon familier
ou bien en sortait
l’aventure du jour

le vent l’emprunte à présent
au deuxième étage le mur a disparu
le vent pénètre aussi les appartements
vitres brisées
le vent
le froid
la peur

sur les murs encore intacts
quelqu’un
un enfant peut-être
a dessiné des dizaines de points d’interrogation
quelqu’un les a dessinés avec son pinceau brosse
et des gouaches de plusieurs couleurs

peut-être quelqu’un aura une réponse
avant qu’ils ne s’effacent
peut-être
?

sur la grand place
nous sommes là
face aux soldats
à leurs blindés
certains tirent en l’air
nous ne bougeons pas
nous avons nos téléphones pour filmer
nos voix pour chanter
nos visages pour sourire
d’autres avancent pour nous donner de la nourriture
nous leur tournons le dos
nous ne voulons rien d’eux
sauf leur départ
qu’ils rentrent chez eux
*
Le jour d’avant partageait les réseaux sociaux
regardait les séries du moment
le jour d’avant riait
en présentiel ou sur écran
le jour d’avant imaginait des lendemains joyeux
des futurs multipliés
le jour d’avant

le lendemain matin
c’était 15 minutes à boucler un sac
une valise à roulettes
et partir sous le fracas
terreur aux paupières
sans bien comprendre où menait le mot fuir
sur la rive en face
oui bien sûr
de l’autre côté de la frontière
mais
le jour d’après sous tente
rêves pulvérisés
sans repères
sous famille tronquée
sans certitude
comment les imaginer avant hier
?
comment penser à demain
quand l’aujourd’hui s’absente
?
*
on se tient au-delà de toute compréhension
hagards
sidérés
comment un individu peut-il ordonner ce saccage
?
comment d’’autres individus réussissent-ils à obéir à ses ordres
?
à détruire ainsi
?
où sont leurs sentiments
?
leurs questionnements
?
comment peut-on lessiver ainsi autant de libre-arbitres 
?
un individu suivi par des milliers d’autres et le monde régresse
la civilisation est si fragile
l’aventure humaine si frêle
aujourd’hui la ville est méconnaissable
la vie réduite
plus de bâtiments
plus de centre commercial
plus d’électricité
plus de communication
plus de transports
plus d’eau
plus rien
que des humains
blessés
hagards
sidérés
qui se tiennent au-delà de toute compréhension
*
lors du Printemps poétique de la Suze/Sarthe un enfant m’a dit
« dans les Alpes Maritimes, avec la montagne et la mer, tu es toujours en vacances »
il n’a pas tort
mais n’a pas tout à fait raison
question de regard et de choix du comment vivre ici
par exemple

ce matin
aube au Moure Rouge à Cannes
silence orangé
quelques glaneurs d’aurore
joggers/bikers/photographes and walkers
et puis

tout au bout du port
ce joueur d’accordéon
music is the air
face à la mer
face au soleil levant

et je pense alors
à celles et ceux qui chantent ou bien jouent ce matin
dans les décombres d’une nuit bombée
à celles et ceux
personnages obligatoires d’un matin de guerre
qui fouillent les ruines à la recherche de survivants ou de cadavres
à celles et ceux qui balaient les gravats
à celles ou ceux qui mijotent en plein air un prochain repas à partager
à tous ces acteurs d’humanité
à tous ces gens quotidiens qui
face aux barbaries
gardent l’humanité vivante
*
Tu vivais de mille et un désirs
de dizaines de rêves
quand je serai grand je…
demain je…
et puis j’aimerais…
demain se conjugue au passé
demain a été pulvérisé comme un théâtre bombé
aujourd’hui
tu veux juste marcher sans crainte
dans une rue
avec des terrasses de café
des tables à l’ombre des arbres
des enfants en train de suivre la ligne du trottoir
tu veux juste une vie
tu te souviens de cette vie
que tu trouvais parfois si banale
voire ennuyeuse
cette vie où tu rêvais tes dizaines de
quand je serai
quand j’aurai
comme j’aimerais
etc
aujourd’hui
tu veux juste retrouver ta vie d’avant
ta vie banale
ta vie de tous les jours
*
Stoyanka

dans les ruines de leur maison
une famille
sidère son présent

entre hier et aujourd’hui
quinze jours d’exil loin des combats
loin de l’occupation du village
loin des agresseurs

les soldats sont partis vers l’Est
retour au village
retour à la maison

impossible d’assembler
le puzzle des souvenirs d’avant la guerre
et l’aujourd’hui

plus rien ne coïncide
plus rien ne s’ajuste

tout est en ruines

les soldats ont tout saccagé
ils ont déchiré tous les instants de bonheur
éparpillé toutes les chaussettes
brûlé tous les cahiers des enfants
cassé tous les jouets
plus rien n’est d’aplomb
tout est en ruines

ils ont torturé puis tué des gars du village
là dans le jardin
oublié les corps dans la cave
les soldats sont partis

la vie continue
*
dans la rue de Boutcha
dans cet énorme silence
tu égrènes les corps comme un chapelet d’horreurs
au-delà de toute prière
tu marches
dans cet énorme silence
dans un désert de mots
un à un et seuls des corps t’accompagnent
de tout leur poids
de tout leur silence
tu les comptes
un photographe les garde en mémoire
les survivants n’oublieront rien
n’oublieront jamais

tant de projets envolés en fumée
de rires éteints

la rue a été anéantie
seuls ces corps témoignent en silence d’un avant
ces corps et les maisons qu’ils habitaient
maisons pulvérisées
tu égrènes ces corps comme un chapelet d’horreurs
*
tu erres parmi tes souvenirs détruits
par des rues dévastées
là ton atelier
ici la maison des amis
certains se sont exilés
d’autres ont disparu
toi tu es là
dans une terre d’un plus rien

et tu attends la fin des bombes
en balayant les gravats
histoire de frayer un chemin vers
tu ne sais même plus vers quoi vraiment
demain ?
Après demain ?
Et quels lendemains ?
En attendant entre deux alertes
tu essaies de rendre habitable cet aujourd’hui
*
devant la boulangerie
le platane
son écorce dévore un panneau d’interdiction de stationner installé au siècle précédent
les tables
les chaises
le soleil d’un matin de marché
un café
un croissant
un Monde
et cet homme
raconte l’envoyé spécial
cet homme qui regarde régulièrement le ciel
regard craintif
un tic après deux mois de déluge bombé
ici le ciel joue aux martinets
aux corneilles et aux pigeons
ici on achète des champignons
des salades des fruits de saison
une autre image jaillit des mots du reportage
un feu de bois dans une cour
une marmite
et autour des maisons plus ou moins détruites
une femme à la marmite
des enfants joueurs
ailleurs
des jeunes filles interdites d’école et de sorties dans un pays interdit de musique
ailleurs des informations à lavage de cerveau
ailleurs et ici des solidarités à l’œuvre
et comble de cynisme souvent occupées à différencier les migrants des réfugiés
ici à Mouans-Sartoux
des rencontres hier improbables
aujourd’hui vivantes
partout sur la Terre
un monde qu’on croyait impossible vient battre nos corps
*
qui a envie d’être tué pour une guerre
?
personne
aucun soldat
aucun civil
ni aucun journaliste
personne
et pourtant à ce jeu de roulette hasard
on compte les corps
on renseigne la cause du décès
on les place dans des sacs mortuaires
avec un numéro
une date et quand on peut un nom
on enregistre tout ça
puis direction la fosse commune
ensuite les vivants fumeront une cigarette
ou croqueront un carré de chocolat
puis passeront à la suite
*
affamer le reste du monde avec du blé retenu en otage
folie de grandeur d’un individu et des milliers qui le suivent
des millions qui subissent
il paraît que l’homme est civilisé
?
il paraît que l’homme est humain ?
Est-ce qu’un animal agirait ainsi
?
l’homme est-il autre chose qu’un accident de l’évolution de la vie sur Terre
?
*
soudain
le silence
comme un souffle
soudain
partout
le silence
dans les rues
dans les jardins
dans les foyers
parmi les ruines
autour des morts
le silence
partout
plus personne
plus de soldats ennemis
plus d’obus
le silence
et depuis
lentement
reviennent les bruits enfuis
les bruits éteints
les bruits disparus
ils reviennent
lentement
tous ces bruits du quotidien
tous ces bruits de la vie
la vie parmi les ruines
une radio
un air de jazz par une fenêtre sans vitre
des bruits de réparation
de chantier de reconstruction déjà
on nettoie
on avance
on n’efface rien
on n’oublie rien
on s’étonne d’être en vie
on reconstruit en mémoire
on fait du bruit pour tenir debout
pour continuer à vivre
et à croire aux lents crépuscules paisibles du soir
aux promesses de l’aurore
aux jeux des enfants au jardin
au sens du travail
les bruits de la vie
*
six mois que le ciel leur tombe sur la tête
qu’il joue à
ce sera toi ou pas

six mois de sirènes
de descente aux caves
de repli derrière les murs
ce sera toi ou pas

six mois en miettes
six mois de résistance
ce sera toi ou pas

et pendant ce temps la Méditerranée
avec cette image redondante et occultée si souvent
celle d’une embarcation renversée
d’hommes
de femmes
et d’enfants
flottant plus ou moins dans la mer
au milieu de nulle part
ce sera toi ou pas

la panique des visages
la peur aux bouts des doigts accrochés à quelques débris de bouée
ce sera toi ou pas

une image de terreur
une image occultée si souvent derrière des titres de presse
naufrage
ce sera toi ou pas
des mots statistiques
disparus
ce sera toi ou pas
des personnes rescapées
ce sera toi ou moi

une routine à géographie variable
selon les jours
dans les pages du quotidien
*
quelques mots dans un bureau
puis une suite d’ordres qui descend les voies hiérarchiques
jusqu’aux maisons
jusqu’aux trottoirs
jusqu’aux gens
des gens qu’on emprisonne
qu’on torture
qu’on viole
qu’on nie
juste des corps
liquidation totale
tout doit disparaître avant l’inventaire final
*
L’Histoire se répète
inlassablement
l’oppresseur opprime
et ré invente le camp
il a plusieurs noms ce camp
selon les époques
selon l’oppresseur
selon la langue qu’elle soit de bois ou de fer
ici aujourd’hui on l’appelle
camp de filtration
ailleurs et en cours camp de ré-éducation
autrefois camp de concentration
et j’en oublie
avec toujours les mêmes programmes
travail obligatoire
interrogatoires
humiliations et enfermements
terreur et tortures
fusillades ou autres moyens
l’imagination ne manque pour ces camps
terriblement
totalement
efficaces
ici dit la langue de bois ou de fer
le camp de filtration évalue les individus
celui qui montre patte blanche pourra en sortir intact
ou tout au moins en vie
c’est pas compliqué
*
Tu marches dans une forêt
tu marches sur des cadavres d’humains
des gens de ta ville
victimes de la guerre
bombardements
tortures
assassinats
victimes des envahisseurs
d’une barbarie qu’on aimerait voir obsolète
et qui dure et qui s’entête
qui tient au corps
qui brille dans des regards hallucinés
il y en a des centaines
des centaines de corps en décomposition
des centaines de vies jetées ici à la va-vite
dans la forêt
dans un silence
de mort
comme en poésie 92
*
regards absents
silence total
chacun glane ce qu’il peut
bois pour le feu
végétaux pour la soupe
plus d’électricité
plus de gaz
plus rien
rien que son corps
que son souffle
survie au quotidien
roulette russe à chaque sortie dehors
échapper à la mort donnée gratis par les soldats occupant la ville
des morts parfois anonymes
juste un bout de bois sur la tombe fraîche
et ce total silence
avec pour horizon
la haine
*
Le slogan de l’automne pourrait être celui-ci
se préparer au pire tout en espérant le meilleur
sans oublier le quotidien
patienter des heures de queue pour remplir un bidon d’eau
un sac de nourriture
quelques médicaments ou bien des vêtements chauds
réagir aux alertes
rester vivant
sous son toit ou sous un autre
le réseau électrique ?
Bombardé
le réseau de gaz ?
bombardé
le réseau d’eau potable ?
Bombardé
le réseau des eaux usées ?
bombardé
les fenêtres de nos appartements ?
Soufflées
vivre ainsi au jour le jour
vivre aux quatre vents
vivre en grand écart entre nos téléphones portables
quand on peut en charger les batteries et trouver du réseau
entre deux bombardements
entre nos portables et un quotidien en recul de dizaines d’années
se souvenir de ce refrain d’une série
l’hiver vient
*
l’instant d’avant
la vie normale ou presque
la vie normale en guerre
l’instant d’après
les oreilles sourdes
les fumées
la désolation sidération
puis les cris les appels les sirènes d’ambulances
les « nous n’avons plus peur » lancés au ciel
l’ennemi frappe à présent au hasard
dans les rues
dans les jeux d’enfants
n’importe où
juste la folie de tuer de broyer
d’ôter toute espérance
l’ennemi comme un créateur d’enfer jubile et trinque au sang frais
les « nous n’avons pas peur » le crispe et le tremble de colère
jusqu’à envoyer de nouvelles salves
la guerre sans fin suit les trajectoires d’une folie infernale
Comme en poésie 92
*
temps de guerre
les icônes veillent de minuscules bougies
petites flammes vivantes
laquelle éclairera encore un demain
?
qui viendra moucher les autres et comment
?
courant d’air d’un obus
?
éjaculation violeur
?
balle dans la nuque
?
les tortures
?
chaque soldat joue avec les corps civils
chaque jour joue à l’incertain
chaque jour l’horreur succède à l’horrible
chaque soir les survivants s’endorment les yeux secs
*
ton appartement n’a plus de vitres
des couvertures les remplacent
ton appartement n’a plus plus de gaz
ni d’électricité
plus de chauffage
des bougies les remplacent
ta solitude a changé de millénaire
et tu vis
dans un silence
qu’accompagnent les bombes de décembre
un Noël approche
un Noël avec juste un ruban autour du mot espoir
quel est ce monde ?